Les diacres français ont déjà 50 ans
Il y a tout juste 50 ans, en avril 1970, les cinq premiers diacres permanents étaient ordonnés en France. Le vendredi 3 avril, Jean Griffe, retraité de la Mutualité Sociale Agricole, délégué du Secours catholique, marié et père de famille nombreuse, recevait l’imposition des mains de Mgr Puech dans la cathédrale de Carcassonne, devant un millier de personnes, la presse et la télévision. Quinze jours plus tard, le samedi 18 avril, c’était au tour d’un cadre administratif, marié, père de trois enfants, Gérard Perreau à Semur-en-Auxois. Le même jour, dans trois paroisses populaires de Lyon et sa banlieue (La Guillotière, Gerland et Rillieux), deux hommes mariés et un religieux célibataire étaient ordonnés dans la plus grande discrétion au diaconat, ce degré permanent du sacrement de l’ordre, adopté officiellement à Lourdes en octobre 1966 par la conférence épiscopale, à la suite du rétablissement décidé par le concile Vatican II.
L’option choisie dès 1967 par les évêques français n’est pas de dissocier les trois aspects du ministère diaconal défini dans le paragraphe 29 de Lumen Gentium : « Aujourd’hui comme autrefois, les diacres joindront dans un unique ministère, le service de la liturgie, de la parole et de la charité… » mais de privilégier « une action pastorale qui accorde priorité aux appels que constituent l’incroyance, la misère et le sous-développement ». Par conséquent, dans une Église catholique dépourvue depuis 1905 de moyens financiers autre que celui des fidèles, le modèle français du diacre ne s’établit guère autour d’un ministère spécialisé, permanent d’un diocèse ou salarié d’une paroisse. Il faut donc recruter des hommes d’âge mûr, bien établis dans leur vie professionnelle et familiale, au contact des milieux missionnaires que l’épiscopat souhaite toucher. Il ne s’agit pas non plus de faire concurrence au modèle unique du célibat ecclésiastique qui subit critiques et défections, ni de fabriquer de « simples animateurs liturgiques chargés seulement de présider l’assemblée chrétienne en l’absence du prêtre », en ces années difficiles pour les vocations presbytérales et la réforme liturgique.
En 1976, ils sont une trentaine de diacres à exercer un ministère au sein de l’Église de France alors qu’ils sont déjà une centaine en Belgique et plus de trois cents en Allemagne où le modèle salarié ecclésial, venu de la Caritas, est davantage possible (en Alsace-Moselle également). L’originalité de la situation française permet donc aux évêques d’innover dans les approches missionnaires. La dynamique est enclenchée. Le nombre annuel d’ordinations explose dans les décennies 1980 et 1990, passant à 19 en 1981 à 113 en 1999. La sociologie et la géographie du diaconat permanent est alors connue, privilégiant des hommes mariés, issus de professions indépendantes ou supérieures, souvent en lien avec les milieux diplômés de la santé et de l’enseignement. Bien insérés dans le tissu urbain, les diacres exercent leur mission, selon leurs charismes personnels, dans une multitude de secteurs où sévissent la misère et la pauvreté. Conformément aux orientations initiales prises par l’épiscopat français, ils incarnent une Église servante et discrète, parfois effacée jusque dans l’acte liturgique.
Depuis les années 2000, l’élan des ordinations semble s’essouffler, stagnant à une centaine par an avec parfois des écarts (121 en 2007 ; 72 en 2016). Avec près de 3000 diacres (2.875 en 2018), la pyramide des âges témoigne d’un certain vieillissement. La moyenne d’âge avoisine 70 ans (67,6) et le quart seulement sont des actifs. La disparité entre diocèses s’est aussi accrue avec de petites fraternités d’une dizaine de diacres à Bayonne (10) ou Belley-Ars (14) et de plus grosses comme à Paris (141), Strasbourg (89) et Lyon (85) où le lien épiscopal est plus difficile à établir. La mission a aussi changé avec le processus de « paroissialisation » des diacres, tout comme le catholicisme français des années 2000 désormais plus urbain, plus minoritaire et plus identitaire. Leur visibilité s’est alors accrue, certes avec une population croissante, mais aussi par leur présence à l’autel et lors de baptêmes, de mariages et de funérailles qu’ils président.
Cinquante années plus tard, l’engouement missionnaire des débuts a laissé la place au doute, parfois à l’impuissance et à l’incompréhension, devant une Église de France aux prises avec la chute des pratiques sacramentelles (1 à 2% de pratiquants réguliers), largement mobilisée dans une opposition aux changements sociétaux et bioéthiques, enfin engluée dans les scandales des abus sexuels. Malgré toute leur générosité et leur disponibilité qu’ils tentent d’accommoder avec les exigences d’une vie de couple et de famille, les diacres sont désormais soumis à une tension plus vive pour exercer leur ministère, le plus souvent en paroisse où ils doivent parfois composer avec un cléricalisme persistant parmi les jeunes générations de prêtres, plus conservateurs et moins diocésains. Beaucoup d’entre eux s’interrogent aujourd’hui sur ce qui fonde l’identité de leur ministère. Il leur a été appris qu’ils sont des « serviteurs », l’icône du Christ serviteur… Est-ce une spécificité diaconale ou plutôt une exigence qui s’impose à toute vocation chrétienne ? Où trouver alors ce qui caractérise le ministère du diacre ?
Bien simplement dans le texte fondateur du rétablissement, à savoir le paragraphe 29 de la constitution conciliaire Lumen Gentium, au chapitre 3 consacré aux ministères dans l’Église, venant après le paragraphe 28 sur les prêtres dont le ministère s’exerce « par excellence dans le culte eucharistique » et après les sept paragraphes (20 à 27) sur l’épiscopat, dont la sacramentalité est réaffirmée et réalise « la plénitude du sacrement de l’ordre » (21). Les pères du Concile précisent : « au degré inférieur de la hiérarchie, se trouvent les diacres auxquels on a imposé les mains “non pas en vue du sacerdoce, mais en vue du ministère” ». Ici, le texte officiel et latin renvoie en notes à des documents canoniques des premiers siècles des Églises d’Orient, à savoir les constitutions ecclésiastiques égyptiennes, probablement les Églises coptes, et la Didascalie des Apôtres, établie en Syrie vers le IIIe siècle. « La grâce sacramentelle, en effet, leur donne la force nécessaire pour servir le Peuple de Dieu dans la “diaconie” de la liturgie, de la parole et de la charité, en communion avec l’évêque et son presbyterium. » L’ordre dans lequel est cité l’exercice de la « diaconie », comprise comme service ou ministère, a un véritable sens ecclésiologique et puise dans une tradition historique qui est celle des Églises orientales au sein desquelles le diaconat permanent n’a jamais disparu.
Les pères conciliaires ont repris ici le seul modèle existant, ayant fait ses preuves au travers des siècles, et définissent l’ordre de la diaconie à partir de deux textes scripturaires fondamentaux : le Christ lave les pieds de ses disciples, la veille de la Passion, au cours du repas de la Cène (Jean 13, 1-17) ; le « service des tables » dans les Actes des Apôtres (6, 1-6), ce que l’on appelle traditionnellement depuis saint Irénée « l’Institution des Sept ». Dans chaque cas, cette diaconie se déploie autour des deux tables de la Parole et de l’Eucharistie, la charité étant elle aussi liée au repas eucharistique. Sa dimension liturgique est donc première. Conformément aux anciennes traditions orientales, le texte conciliaire récapitule les actes liturgiques qui reviennent aux diacres, y compris « d’assister, au nom de l’Église, au mariage et de le bénir », ce qui n’est pas le cas chez les Orientaux. La deuxième partie du paragraphe 29 concerne les conditions du rétablissement.
Par conséquent, le retour au texte fondateur du concile, puisant dans les Écritures, la tradition apostolique et patristique, et l’héritage des Églises sœurs d’Orient peut éclairer sur ce que peut être un diacre mais aussi sur ce qu’il ne doit pas être, sur ce qui a conduit à sa disparition en Occident pendant plus d’un millénaire. En devenant dès le VIIe siècle des « spécialistes de la charité », de l’action sociale et de l’humanitaire (dirait-on aujourd’hui), ils sont entrés directement en concurrence avec les ordres monastiques qui ont exercé la charité à grande échelle et avec les prêtres qui ont pris la tête des communautés chrétiennes rurales.
Si certains théologiens catholiques ont cru bon de considérer le modèle oriental du ministère diaconal comme un archaïsme liturgique, leurs confrères orientaux rappellent que sa disparition n’a jamais eu lieu dans les Églises d’Orient car précisément il est toujours resté intimement lié au ministère épiscopal et à la diaconie originelle du service des deux tables de la Parole et de l’Eucharistie. Cela est parfaitement compatible avec l’immensité des charismes déployés par les diacres français au service des plus pauvres de ce monde. 50 ans, c’est l’âge mûr mais encore un nouveau-né dans le catholicisme romain. C’est aussi l’occasion de revenir aux sources, de relire le chemin parcouru, de ne plus être considéré comme une « expérience » et d’appartenir pleinement à un ministère sacré de l’Église.