La fraternité : un axe essentiel pour notre Eglise
La fraternité : un axe essentiel pour notre Eglise
Alors que le pape François a publié il y a déjà près de deux mois une encyclique particulièrement stimulante et enthousiasmante sur la fraternité, notre Eglise a semblé plus polarisée en ces temps de confinement sur la question de la reprise des messes que sur ce thème. Celui-ci avait pourtant été bien approfondi il y a sept ans à travers la démarche Diaconia/Servons la Fraternité (1) et a donné lieu par la suite à de nombreuses initiatives solidaires dans notre pays. Ce sujet n’est donc pas nouveau pour les chrétiens de France, en particulier pour les diacres, mais l’interpellation que nous présente le Saint Père dans ce texte est bienvenue pour que nous renouvelions avec plus de force et d’audace cet engagement qui est au cœur de la vie chrétienne et si important pour l’avenir du monde.
Cette encyclique Fratelli Tutti, dont je propose ci-après une relecture très partielle (2) , ne s’adresse certes pas qu’aux chrétiens, mais elle leur donne néanmoins mission de faire avancer résolument la société dans ce sens. Nos contemporains pourraient en effet considérer ce texte comme un catalogue de vœux pieux, comme une utopie totalement irréaliste (notamment au plan international) et, de fait, le pape a bien voulu admettre qu’en écrivant cette encyclique il a décrit un rêve, à la manière de Martin Luther King !
Le rêve de la fraternité
Dans son introduction, François dit en effet souhaiter que « face aux manières diverses et actuelles d’éliminer ou d’ignorer les autres, nous soyons capables de réagir par un nouveau rêve de fraternité et d’amitié sociale qui ne se cantonne pas aux mots » (n°6) et il conclut ainsi l’encyclique : « Que Dieu inspire ce rêve à chacun d’entre nous » (n°287).
Ce rêve d’une société fraternelle, c’était aussi celui de St François d’Assise pour qui il s’agissait, selon Eloi Leclerc, de « rejoindre d’autres êtres dans leur mouvement propre, non pour les retenir à soi, mais pour les aider à devenir un peu plus eux-mêmes » (n°4), cette « fraternité ouverte » (n°1) étant celle dont il a témoigné plus particulièrement en allant rencontrer le sultan d’Egypte. Le pape a voulu, en quelque sorte, s’inscrire dans les pas de St François en lançant précédemment l’appel d’AbuDhabi avec le grand imam Ahmad Al-Tayyeb, appel qui est reproduit à la fin de l’encyclique (n°285).
Alors que notre monde est marqué – nous dit-il dans un premier chapitre très critique sur la mondialisation néo-libérale – par une culture de violence et de peur, de « murs » (n°27), du « tous contre tous » (n°36), où « la personne humaine est traitée comme un moyen, et non comme une fin » (n°24), il s’agit de repartir du principe de « l’égale dignité de tous les êtres humains, solennellement proclamée il y a soixante-dix ans » (n°22). Parmi les valeurs à promouvoir se trouve particulièrement mis en évidence le dialogue auquel tout un chapitre est consacré (le 6e ), en lien avec l’« amitié sociale » ou encore l’hospitalité réciproque. Le pardon est également une composante essentielle de la fraternité, mais il n’est pas à confondre avec l’oubli, ni avec l’absence de conflits, qui sont inévitables même entre frères et sœurs (236-254). A noter enfin que cette fraternité ouverte doit aussi préserver les identités : « il n’y a d’ouverture entre les peuples qu’à partir de l’amour de sa terre » (n°143), il s’agit d’« élargir son regard […] sans s’évader, sans se déraciner » (n°145).
Tous ces principes qui a priori font l’objet d’un certain consensus ont cependant, souligne François à plusieurs reprises, un fondement anthropologique commun que François illustre avec la parabole du Bon Samaritain (2e chapitre): l’appel à la fraternité est « une loi fondamentale de notre être » (n°66), car « la vie n’est pas un temps qui s’écoule, mais un temps de rencontre » (n°66). « Faits pour l’amour, nous avons en chacun d’entre nous une ‘loi d’extase’ : sortir de soi-même pour trouver en autrui un accroissement d’être » (n°88). S’engager dans la fraternité, c’est donc choisir la vie, mais une vie en plénitude : c’est un chemin spirituel en tant que tel.
Priorité aux petits
Cependant, un autre ancrage de la fraternité est également souligné dans ce texte à plusieurs reprises : « l’amour préférentiel pour les derniers » (n°187), car une tentation de la vie fraternelle pourrait être de la vivre uniquement avec ceux qui nous plaisent, qui sont du même milieu ! La fraternité telle que la conçoit le pape François – et telle qu’elle a été vécue en 2013 dans la démarche Diaconia – doit faire en sorte que les pauvres soient « découverts et valorisés dans leur immense dignité, respectés dans leur mode de vie et leur culture, et par conséquent vraiment intégrés dans la société » (n°187), car « ce n’est pas perdre son temps que d’aimer le plus petit des hommes comme un frère, comme s’il était seul au monde » (n°193) !
Mais cet amour des plus petits d’entre nos frères ne doit surtout pas se vivre en surplomb, dans une logique assistancielle : il s’agit de dépasser « cette idée de politiques sociales conçues comme une politique vers les pauvres, mais jamais avec les pauvres, jamais des pauvres » (n°169), d’où la nécessité de soutenir les « mouvements populaires », ces associations qui favorisent la citoyenneté des exclus, qui les fait participer à la construction d’un avenir commun. C’est une dimension importante de l’utopie fraternelle à laquelle nous devons absolument nous former pour que notre fraternité soit vraiment universelle, car décidément « nous sommes analphabètes en ce qui concerne l’accompagnement, l’assistance et le soutien aux plus fragiles » (n°64) !
« Comme ce serait merveilleux, alors qu’on découvre de nouvelles planètes, de redécouvrir les besoins de nos frères et sœurs qui tournent en orbite autour de nous » (n°31) ! Parmi eux figurent bien sûr les migrants, dont il faut « respecter le droit de trouver un lieu [où chacun d’entre eux] puisse se réaliser intégralement comme personne » (n°129) et François de rappeler les quatre actions à mettre en œuvre à leur égard, qui figuraient dans sa dernière lettre pour la journée des migrants : « accueillir, protéger, promouvoir et intégrer » (n°129). Dans le contexte sécuritaire actuel, cela peut apparaître à nos contemporains comme une utopie, un rêve !
Le rôle des chrétiens
Mais si les chrétiens ne croient pas à cette culture de l’accueil inconditionnel et du dialogue, qui va bien pouvoir y croire ? Car, nous dit François dans le dernier chapitre de l’encyclique, « sans une ouverture au Père de tous, il n’y aura pas de raisons solides et stables à l’appel à la fraternité » (n°272) ; la raison raisonnante ne peut en effet à elle seule créer la fraternité, dont la dimension spirituelle lui échappe.
Les Eglises, comme les autres religions, ont donc un rôle essentiel à jouer dans la promotion d’une telle culture, « car il doit y avoir une place pour la réflexion qui procède d’un arrière-plan religieux, recueillant des siècles d’expérience et de sagesse » (n°275). Pour sa part, l’Eglise catholique « ne peut cesser de réveiller les forces spirituelles qui fécondent toute la vie sociale » (n°276), elle doit être « une maison avec les portes ouvertes » (n°276) :
« nous voulons être une Eglise qui sort de chez elle, qui sort de ses temples, qui sort de ses sacristies, pour accompagner la vie, soutenir l’espérance, être signe d’unité, pour établir des ponts, abattre les murs, semer la réconciliation » (n°276).
Cette Eglise en sortie, encore faut-il qu’elle manifeste dans sa pratique interne ce « primat de la relation, du mystère sacré de l’autre » (n°277) : où en sommes-nous dans cette culture du dialogue face au risque de cléricalisme, dénoncé par le pape dans une lettre antérieure ? Sommes-nous vraiment un lieu d’amitié sociale, qui n’occulte pas les conflits, mais pratique l’écoute et le pardon ? Les plus pauvres, les migrants sont-ils valorisés et intégrés dans nos communautés, reconnaissons-nous en eux la présence du Christ ?
Nous aussi, nous sommes « analphabètes » à cet égard et « c’est pourquoi il est important que la catéchèse et la prédication incluent plus directement et clairement le sens social de l’existence [et] la dimension fraternelle de la spiritualité » (n°86). Dans chaque paroisse ou mouvement chrétien, il serait souhaitable que des groupes de travail étudient cette encyclique en détail pour que tous puissent s’en nourrir et que des relations plus étroites soient nouées avec les « mouvements populaires » ou associations qui mettent en exergue la citoyenneté des personnes en situation de précarité (comme ATD Quart Monde par exemple).
Tout un programme, toute une perspective qui peut redonner du sens à notre vie en tant que « peuple de Dieu » – la notion de peuple si chère à notre pape François et qui parcourt toute l’encyclique. En définitive, il s’agit bien, comme le propose Paule Zellitch, de parler enfin tous ensemble, en Eglise, « de spiritualité fraternelle, de cette spiritualité qui n’est jamais en surplomb et qui est d’abord une quête. C’est là que se tient Jésus par sa parole qui est acte » (3) . Les diacres sont appelés à être au cœur d’une telle dynamique, qui devrait nourrir et unifier leur vie spirituelle.
Patrice Sauvage, diacre permanent du diocèse d’Autun
Novembre 2020